Du caractère érotique du Scrabble.
Aussi incroyable que cela puisse paraitre, mon mari et moi, on s’est pécho en jouant au Scrabble.
Se tournant autour, on s’est longtemps retrouvés à la terrasse d’un café du vingtième.
Comme je suis timide et lui taiseux, le tout assaisonné d’un peu de tension érotique, c’est vite devenu à la limite de l’insoutenable, d’un point de vue conversationnel.
Les blancs succédaient aux blancs et je ne compte pas les légions d’anges passés avec plus ou moins de discrétion au-dessus de nos tasses longuement remuées.
Au début, pour me donner une contenance entre deux échanges sommaires, je déchiquetais soigneusement le papier de ma sucrette, en longues bandes puis en bandes plus petites et enfin, en minuscules confettis.
Mais voilà, dans la foulée, j’ai lu dans un article psycho que le fait de découper un papier en tous petits morceaux en parlant, c’était un signe de frustration sexuelle.
Comme il vaut mieux faire envie que pitié, il m'a semblé plus sage d'arrêter tout net.
Un jour, à la perspective épuisante d’un sixième café muet, j’ai apporté un vieux scrabble, et j’ai amené ça sur le ton de la blague : « tiens, ça va nous occuper, et puis comme ça, on sera pas obligés de parler ! » (Kikoulol : en vrai, j’étais quasi prête à faire une croix sur lui plutôt que de subir une autre série de cafés à l’avenant.)
Maël accepta avec soulagement : joie !
Dès lors, nos langues se délièrent : comme nous n’étions plus OBLIGÉS de trouver des choses à dire, nous discutions avec fougue, autour de nos misérables trouvailles lexicales en quatre lettres – je me souviens d’une fois où Maël, pourtant compétiteur dans l’âme, a placé avec satisfaction le mot « FOIN », remportant ainsi laborieusement 7 points (lui qui, depuis, a de la fumée qui lui sort des oreilles dès qu’il fait moins de trente points. Il faut croire que ma délicieuse conversation ne le ravit plus comme avant.)
C’est donc grâce au scrabble que nos langues finirent par se délier encore un peu plus…Et c’est ainsi que Maël est devenu mon compagnon, le père de mes enfants et même, mon mari.
Depuis, nous n’avons pas complètement abandonné. Nous y rejouons de temps en temps, par phases, mais toujours avec la même passion. Le scrabble a gardé, pour nous deux, une sorte d’aura prénuptiale.
Le week-end dernier, invités par mes parents, nous constatons que la météo implacable ne permet pas de mettre le pied dehors.
Raoul et Mimi sont en train de lire, nous proposons une partie.
Ma mère, afficionada de la première heure, a, depuis qu’elle est à la retraite, installé une appli Scrabble qu’elle supprime régulièrement de son téléphone, tant elle est accro. Pour elle, une partie où personne n’atteint les 400 points est une partie perdue. Heureusement, elle sait qu’elle a, face à elle, un adversaire à sa mesure en la personne de Maël.
(Elle ne joue plus avec mon père qui estime qu’un tour à 12 points est un score honorable)
Autant dire que le match s’annonce endiablé : Maël me met la pression avec un petit regard de traviole style « t’as pas intérêt à t’en foutre, notre honneur conjugal est en jeu »
Tout en piochant mes lettres avec décontraction, je fais remarquer à la cantonade combien les mots trouvés peuvent s’avérer révélateurs de l’état d’esprit des uns et des autres. Je raconte qu’une fois, en vacances avec des copains, nous nous étions aperçus que celui qui venait de rater l’agreg avait placé le mot « fiasco », celle qui venait de déménager le mot "départ", celui qui venait d’avoir un enfant avait posé le mot « exténué » (ça lui avait finalement rapporté pas mal, cette histoire, alors qu'il n'avait même pas accouché).
Mon père commence la partie. Pondéré il pose patiemment « latence ».
Mon tour arrive.
Sauf que, sur mon petit chevalet, s’affiche le mot suivant : « TRIQUE ».
Le « Q » tombe sur une « lettre compte triple » et l’ensemble, sur un compte double, ce qui me fait un joli score de 58 points. Difficile de se résigner à le lâcher.
Alors bon, certes, la trique ça peut AUSSI être un « gros bâton ».
M’enfin, je dois bien avouer que ce n'est pas exactement la première acception qui me vient. Et, comme mes parents rentrent tout juste de la messe, je n’assume pas tout à fait ce mot censé résumer mon état d’esprit du moment. (J’ai longtemps pensé qu'on ne faisait l’amour QUE pour avoir des enfants. On en a déjà deux, et ils sont assez grands pour que chacun puisse supposer que l’on n’a plus BESOIN de le refaire : the job is done. )
J’aurais mieux fait de fermer ma grande bouche : soit je place un mot pourri, soit mes parents vont penser que Maël et moi, on vit dans le stupre.
Je laisse donc passer ma trique et place pudiquement le mot « tique ». Du coup, mon Q n’est plus sur un compte triple.
12 points.
Ma mère me regarde avec méfiance : ça ne me ressemble quand même pas, d’être aussi nulle.
Elle, comme à son habitude, enchaine les « scrabble » et les mots improbables, pendant que mon père vérifie avec circonspection chacune de ses trouvailles.
Maël, à donf, ne se laisse pas distancier et sauve l’honneur du couple.
Revient mon tour, et un nouveau mot sur mon chevalet : avec les lettres déjà en place, je peux faire « débander ».
Mon esprit s’agite : c’est une chose de passer pour des obsédés, c’en est une autre de faire passer notre vie sexuelle pour misérable. Je ne peux pas faire ça à Maël !
Je peux mettre "bander", au pire, mais après ce que j'ai dit en début de partie, ça craint aussi !
Enfin, zut, quand même, j’ai quarante-deux ans, j’ai bien le droit d’avoir une vie sexuelle.
J’ai donc courageusement placé « bander ». Non sans préciser, aussitôt « comme bander un arc ».
Mes parents, discrets, ne mouftent pas.
À la fin, ma mère a gagné, avec « yakuza ». Vous savez, cette mafia japonaise où on s’autocoupe le doigt pour l’offrir au chef, quand on a fait une connerie.